CHAPITRE II
La taverne était une des meilleures de Mujhara. Le Lion rampant était propre, bien éclairé, bien fréquenté.
Rhiannon n'avait pas espéré obtenir le poste de serveuse offert par le Lion. Elle avait expliqué qu'elle était de bonne famille, mais pauvre, et qu'elle voulait gagner sa vie dignement, dans un établissement respectable.
Les dieux l'avaient dotée d'une peau claire, d'yeux et de cheveux noirs de jais, et d'une silhouette qui attirait les regards de tous les hommes. Elle en était contente, car cela l'avait aidée à obtenir sa place. Elle travaillait dur pour la garder.
Elle servait surtout du vin blanc de Falia, considéré comme le meilleur cru existant. Le rouge léger de Caledon et le vin riche d'Elias marchaient presque aussi bien. Les nobles homanans buvaient rarement de la bière ou de l’usca, trop grossiers à leur goût.
C'était pourtant de l’usca que les trois jeunes seigneurs avaient commandé. Ils étaient assis à une table rectangulaire près du poteau central de la salle, constitué par un arbre vivant. A la façon dont ils buvaient, elle vit que l’usca ne leur était pas étranger.
Elle fit la révérence, espérant un bon pourboire. Elle savait reconnaître la richesse. Ces trois jeunes gens portaient des bijoux en or, colliers comme boucles d'oreilles.
Bizarrement, chacun avait une seule boucle à l'oreille gauche.
C'étaient des hommes séduisants, pensa-t-elle, avec leurs visages aux lignes pures, leurs nez droits et leurs bouches bien dessinées.
L'un d'eux était cheysuli. Rhiannon n'avait jamais vu de métamorphe avant celui-ci, mais elle avait entendu les récits. On disait qu'ils couchaient avec des animaux, non avec des femmes, et qu'ainsi ils pouvaient changer de forme. On les reconnaissait à leur or et à leur aspect physique. Les Cheysulis avaient tous la peau sombre, les cheveux noirs et les yeux jaunes, comme celui-ci.
Mais où était son animal ?
Elle jeta un coup d'œil sous la table, et ne vit que des jambes. Le Cheysuli suivit la direction de son regard.
— Oui ? dit-il.
C'était une voix humaine. Pas un grognement, ni un aboiement. Rhiannon resta figée, incapable de répondre.
— Oui ? répéta l'homme.
— Es-tu complètement idiot, Brennan ? Elle attend plus qu'un mot gentil et une pièce de cuivre !
— Bien sûr, dit le métamorphe.
Il fouilla dans sa bourse, en sortit une pièce d'argent et la tendit à la jeune femme sans la regarder.
Elle ne la prit pas. Le Cheysuli détourna les yeux des dés lancés par l'homme qui l'avait apostrophé. Ces mains, pensa Rhiannon, étaient celles d'un musicien.
— Je crois, dit le joueur de dés, qu'elle vient de voir son premier Cheysuli. Alors, trois à la fois...
Rhiannon le regarda de plus près. Certes, il avait la peau sombre et les cheveux noirs, mais ses yeux étaient bleu azur, et son sourire... éblouissant.
Déconcertée, elle se tourna vers le troisième. Celui-ci était homanan, de toute évidence : peau claire, cheveux blond cuivré, yeux bleu foncé.
— C'est vrai, dit-elle. Je n'avais jamais vu de métamorphe auparavant.
— Cheysulis, dit l'homme en posant la pièce d'argent sur la table. Ne nous appelez jamais métamorphes, meijhana, à moins que vous n'ayez l'intention de nous insulter.
Elle jeta un œil au client qui avait jeté les dés. Il sourit. L'homme à la peau claire éclata de rire.
— Qu'est-ce que cela te fait, Brennan, de voir une femme avoir peur de toi, au lieu d'essayer de conserver tes faveurs plus d'une nuit ?
— Tu es méchant, Corin ! dit l'homme aux dés. Tu me ferais presque croire que tu es jaloux de ton rujholli aîné !
L'homme à la peau claire, Corin, avait à peu près son âge, pensa Rhiannon, vingt ans. Les deux autres étaient un peu plus vieux d'un an ou deux.
Le métamorphe la regarda.
— As-tu peur de moi ?
Rhiannon avala sa salive.
— Oui.
Elle vit qu'elle l'avait blessé. Son expression ne changea pas beaucoup, mais ses yeux parlaient pour lui.
— Dans ce cas, dit-il après un moment de silence, tu devrais peut-être servir les autres tables, et envoyer une collègue nous servir.
Dieux ! Si une telle chose arrivait, elle perdrait sûrement sa place.
— Non... Je vous servirai, dit-elle en hâte. Vous avez votre usca maintenant, je pense que vous n'en voudrez pas d'autre.
— Crois-tu ? Tu nous juges un peu trop vite, meijhana.
— As-tu l'habitude de parier ? demanda Brennan sans sourire. Dis oui, tu feras le bonheur de Hart !
— Non, je ne parie pas, dit-elle sèchement. Pas même avec les sous d'argent.
Elle s'éloigna, laissant la pièce sur la table.
— Un « sou d'argent », dit Hart. Je me demande si elle reviendrait chercher son pourboire si elle se doutait de sa valeur.
Hart fit mine de ramasser la pièce. Brennan la cacha sous sa paume.
— Parie avec tes propres pièces. Ou ne t'en reste-t-il plus ?
— Je n'en ai plus, avoua Hart d'un ton léger. Un coup de malchance.
Corin ricana.
— Tu dis ça parce que j'ai été le plus fort cet après-midi. Ce qui signifie que Brennan et moi devrons payer pour l’usca.
— Tu pourras payer, dit Brennan. Je suis venu ici pour ne pas vous laisser seuls tous les deux, pas parce que je voulais boire.
— Mais tu bois tout de même, fit remarquer Hart. Ce n'est pas de l'eau !
Corin sourit. Brennan haussa les épaules.
— Tous les hommes doivent se sacrifier un jour ou l'autre.
— Et toi, plus souvent qu'à ton tour ? demanda Corin. Surtout quand tu auras Homana !
Brennan soupira. C'était une vieille cause de dispute entre eux.
— Tu auras Atvia.
— Et moi, Solinde, dit Hart en remettant ses dés dans leur boîte en bois. Trois princes, de hauts titres, une gloire encore plus grande dans le futur... En ce moment, je préférerais moins de gloire et un peu plus d'argent. Es-tu sûr que tu veux donner cette pièce à la fille, après ce qu'elle a dit ?
— Oui, et si tu fais mine d'y toucher pendant que je ne regarde pas, je te couperai un doigt !
— Si tu ne regardes pas, comment le sauras-tu ?
— Parce que je le lui dirai, fit Corin. Qu'attendais-tu ?
— Un peu d'aide, rujho.
— Brennan est ton jumeau, pas moi. Adresse-toi à lui pour avoir de l'aide.
Hart fronça les sourcils.
— On dirait que tu nous en veux, Corin. Tu as aussi une jumelle, Keely.
— Qui te dit que je vous en veux ? Keely et moi, nous sommes proches, c'est vrai, autant que toi et Brennan, mais... c'est une fille. Cela fait une différence, rujho.
— Keely est une femme, souligna Brennan.
Hart éclata de rire.
— C'est ma foi vrai ! Ou bien crois-tu être toujours un jeune garçon, à vingt ans passés ?
— Keely ne se considère pas comme une femme, dit Corin.
— C'est vrai, approuva Hart. A ses propres yeux, elle est une guerrière. Le seul problème, c'est que les dieux ont jugé bon de lui donner un corps de femme !
Corin fronça les sourcils.
— Elle n'a pas envie d'être un homme, précisa-t-il. Mais elle ne veut pas non plus être une petite chose fragile comme Maeve.
— Keely n'a rien en commun avec Maeve, opina Brennan.
— Je parierais que Sean d'Erinn ne s'ennuiera pas, quand il la prendra pour épouse ! dit Hart.
— Toi, tu parierais sur n'importe quoi ! lança Corin en ricanant.
— Bonne idée, fit Hart. Que dirais-tu d'un petit jeu ?
— Et ça, tu parierais dessus ? demanda soudain Corin en regardant quelque chose, derrière ses frères.
Hart et Brennan se retournèrent comme un seul homme.
C'était Rhiannon, aux prises avec un jeune noble qui voulait autre chose d'elle que son vin.
Comme il l'attirait sur ses genoux, Rhiannon se débattit et heurta la jarre de vin qu'elle portait contre le bord de la table. Celle-ci se brisa, éclaboussant les vêtements du jeune noble, et un éclat entailla la main de Rhiannon.
L'homme la repoussa, aboya des injures dans une langue étrangère, puis lui donna une gifle si forte qu'il l'envoya bouler contre une autre table.
Brennan avait prévu le mouvement. Se levant d'un bond, il attrapa Rhiannon et l'empêcha de tomber.
Elle poussa un petit cri craintif en voyant qui l'avait secourue. Puis elle s'aperçut qu'elle avait mis du sang sur le pourpoint noir de son sauveur.
— Mon seigneur, je suis désolée...
— Ce n'est pas à vous d'être désolée, mais à lui.
Rhiannon ouvrit la bouche pour protester. Hélas, le métamorphe parlait déjà au seigneur étranger.
— Faites-lui des excuses.
Le jeune seigneur avait les cheveux sombres et pommadés, et un nez proéminent qui donnait l'impression que ses yeux étaient trop éloignés l'un de l'autre. Ses vêtements de soie et de velours de couleur claire étaient désormais « décorés » de plusieurs taches lie-de-vin.
— Je ne m'excuse pas auprès des filles de taverne, dit l'étranger dans un homanan à l'accent épais.
— Excusez-vous, répéta Brennan. Vous l'avez importunée, frappée, effrayée. C'est le moins que vous puissiez faire.
— Il n'en est pas question ! cria l'homme. Je suis Reynald, le neveu du roi de Caledon !
— Le cousin du prince Einar ? Il me semblait bien que votre tête me disait quelque chose. Mon seigneur, tant que vous êtes à Homana, conformez-vous aux coutumes homananes. Présentez vos excuses à cette jeune fille.
— Il n'en est pas question, répéta l'homme.
Sur un geste de sa part, ceux qui l'accompagnaient se rangèrent à ses côtés.
Hart et Corin se levèrent.
Reynald sourit.
— Vous êtes trois, et nous sommes onze.
— La chose sait compter, fit Hart avec un étonnement feint.
— Mais elle pue. Qu'est donc cette huile qu'elle s'est mise sur la tête ?
Le tavernier intervint, sortant de derrière un tonneau de vin.
— Je vous en prie, mes seigneurs, ce n'est pas nécessaire. Je vous dédommagerai pour vos vêtements.
— Il n'a besoin d'aucun dédommagement, dit Brennan fermement. Tout est arrivé par sa faute.
— Tout ce qu'il mérite, c'est d'être jeté dehors à coups de bottes dans l'arrière-train, dit Corin. Avez-vous oublié, mon petit seigneur, que vous êtes dans notre pays ?
— Et c'est ainsi que vous traitez vos invités ? Un membre de la famille royale de Caledon ?
Brennan poussa Rhiannon vers le tavernier.
— Occupez-vous de sa blessure, je vous prie.
Reynald aboya un ordre à un de ses gardes. Celui-ci sortit un poignard et attaqua.
Brennan fit un pas de côté pour éviter l'homme, puis il lui abattit ses poings sur la nuque. Le garde du corps tomba comme un arbre coupé et resta immobile sur le sol.
Brennan sourit à Reynald et passa ses pouces dans sa ceinture. Un rubis rouge sang serti dans une chevalière en or brillait à son doigt. Il était beaucoup plus grand que Reynald. Derrière lui, Hart avait la même taille et le même poids. Corin était plus petit et plus élancé, mais il avait la ténacité d'un chien de chasse.
— Et maintenant, allez-vous lui faire vos excuses ?
Reynald hurla de colère, prit une coupe sur la table et en jeta le contenu au visage de Brennan.
L'enfer se déchaîna dans la taverne.
Les hommes d'armes encerclèrent les trois princes homanans. Brennan se dégagea et repoussa le bougre qui lui avait mis une dague sur la gorge. Corin qui avait tiré son épée ferraillait avec un autre garde et lui fit sauter son arme de la main. Ravi et un peu étonné ( c'était la première fois qu'il livrait un combat réel ), il se tourna en souriant pour affronter un autre adversaire.
Hart, qui se tenait entre ses frères, se trouva presque aussitôt séparé d'eux. Il sauta sur la table, éparpillant les dés de son jeu de la fortune. Il évita la lame qui visait sa jambe droite. Quatre autres hommes s'approchèrent. Hart comprit qu'il serait imprudent de continuer à offrir une cible si facile. Il s'agrippa à une branche de l'arbre central. De là, il se balança et se laissa tomber sur ses ennemis comme un puma sur sa proie.
Bien qu'ayant souhaité ne pas sortir son arme pour une rixe aussi stupide. Brennan avait finalement sorti son couteau, préférant ne pas manier l'épée. Il planta sa lame dans l'épaule d'un garde, en saisit un autre et essaya de le projeter au sol. Mais il glissa sur une flaque de vin et tomba lourdement sur un genou.
La lame du garde caledonan coupa la manche de la tunique de velours de Brennan, entailla la chair, puis heurta le bracelet-Zir qui entourait son biceps. Chacun put voir l'or ouvragé, orné de runes et de l'image d'une panthère bondissante.
Le sang de Brennan coulait abondamment sur les runes. Le prince jura dans la haute langue et se força à ignorer la douleur.
— Brennan ! cria Hart, le poignard...
— ... ne m'a pas fait grand-chose ! répondit Brennan. Attention à toi, rujho !
Débordé par le nombre, Corin s'extirpa de sous un Caledonan assommé. Il essaya de planter son poignard dans la jambe la plus proche, mais la lame glissa sur le cuir. Le garde, outragé, lui écrasa le poignet sous sa botte. Corin lâcha prise.
Une violente douleur parcourut le bras du prince, qui jura.
— Ku'reshtin ! Laisse-moi me relever !
L'homme n'en fit rien, n'ayant probablement pas apprécié la tentative de Corin. Celui-ci appela ses frères à grands cris.
Quand ils ne répondirent pas, Corin comprit qu'ils avaient leurs propres batailles à livrer, et qu'il lui revenait de se défendre. Il avait grandi avec l'habitude d'appeler ses aînés au secours quand c'était nécessaire. Il lui fallut se rendre à une désagréable évidence : parfois, il ne lui faudrait compter que sur lui-même.
— Par tous les dieux, pourquoi avons-nous laissé nos lirs à Homana-Mujhar ?
— Que marmonnes-tu ? demanda le garde. Tu me demandes grâce ?
— Grâce ? dit Corin. Je vais te montrer !
Il se contorsionna, ignorant son poignet douloureux, et planta ses dents dans le genou de l'homme.
Une main releva Corin par le col de son pourpoint.
— Tu ne peux pas gagner des batailles affalé par terre, dit Hart.
— En tout cas, j'ai remporté celle-là !
Puis l'homme au genou mordu bondit sur Hart et le fit tomber sur le sol. Corin se jeta sur lui. Hart lui cria de se relever.
— J'essaie, dit Corin, toujours emmêlé avec le garde.
Il rampa en arrière, traînant l'homme avec lui. Hart se releva et massa ses côtes endolories.
Un bruit de bottes résonna à l'entrée de la taverne. Hart leva les yeux et crut que son cœur allait s'arrêter de battre.
C'était la Garde royale du Mujhar.
— Notre jehan va nous écorcher vifs, dit-il d'un ton résigné.
Une lance s'appuya sur la gorge de Brennan. Quand il se retourna, le garde homanan le reconnut. L'arme tomba sur le sol.
— Mon seigneur..., dit l'homme.
Corin se démêla de deux hommes d'armes assommés. Il se releva, souriant...
... et vit les quatre gardes en uniforme rouge et noir.
Avec un soupir, il s'assit sur un banc taché de vin et serra contre lui son poignet blessé.